Sous le soleil ardent d’Aestus, le Temple resplendissait. Bâti sur un îlot, il dominait le désert ; ses contours imposants semblaient directement jaillir des sables chauds qui l’entouraient et son grand dôme recouvert de feuilles d’or réfléchissait la lumière, le faisant scintiller de mille feux.
Alors que l’astre diurne commençait son déclin vers l’ouest, son ombre solennelle s’allongeait sur la petite ville de Taneth qui s’était construite au bas de la colline sur laquelle il résidait, maigre répit face à la chaleur étouffante de ce début d’après-midi.
Avec la léthargie de cette période de la journée, tout semblait s’être interrompu à l’extérieur ; la solitude s’était faite autour du temple et les rues crayeuses étaient désertes. Aussi les deux silhouettes qui franchirent d’un pas rapide le haut portique de la porte principale paraissaient à la fois minuscules et étrangement agitées.
La personne en tête, d’un certain âge comme le laissait deviner son dos courbé, portait la tenue écarlate des prêtres de Freya. Celle qui la suivait, plus petite, arborait une robe dont la blancheur immaculée rappelait les tenues des prêtresses d'Eris bien qu'elle ne porta de jaune que l'or de son pendentif et des bracelets qui ornaient ses bras graciles.
Visiblement dans une conversation animée, ils ne ralentirent pas leur marche alors qu’ils s’avançaient sous l’immense dôme, les claquements secs du bâton de la jeune femme se répercutant distinctement sur le plafond, loin au-dessus d’eux.
En dehors de ces échos, les quelques murmures et bruits de pas des religieux étaient à peine perceptibles, comme étouffés par le silence pieux qui régnait dans ce lieu saint, les forçant à parler à mi-voix pour ne pas déranger ce calme.
— Il n’y a rien d’autre que je puisse faire, Thalia, déclara le vieil homme d’un air peiné.
Cyris a été alerté mais sans plus de détails sur cette menace, avec les perturbations actuelles à la frontière et la fête du Renouveau qui approche, la maison Brokk a refusé d’envoyer les renforts demandés. Et même si je comprends tes craintes, cela fait plusieurs jours maintenant et rien ne s’est produit. Peut-être Freya a-t-elle trouvé un moyen de stopper cette menace par un autre biais ?La jeune femme laissa échapper un soupir à la fois inquiète et contrariée.
— Les rêves n’ont pas cessé Caelus, aussi je doute que ce soit le cas. Nous ne pouvons ignorer cette mise en garde ! La déesse m'a bien envoyé ces visions pour une raison et celles-ci sont bien plus qu’un simple message. Il n’y avait rien non plus de nébuleux ou de symbolique, cela paraissait si réel. Et chaque jour qui passe me fait craindre que cette sombre heure est plus proche que jamais.La réponse tarda à venir cette fois et le front plissé du vieillard affichait cette inquiétude qu’il avait peine à dissimuler. Pourtant, alors qu’ils passaient devant la grande statue de Freya qui s’élevait sur l’autel aux côtés de celle des deux autres déesses, juste au dessous du centre du dôme, il jeta une œil au visage souriant de la déesse qui enlaçait l’astre qui la représentait comme une mère un nourrisson.
— N’aie crainte mon enfant, ce lieu n’est pas laissé sans défense et la déesse ne nous abandonnera pas. Sous l’œil des déesses, de nuit comme de jour, rien ne peut traverser ce désert sans que les gardes de la cité n’en soient alertés.La dénommée Thalia s'arrêta net ; elle n'approuvait de toute évidence pas ce raisonnement et les images et sensations de ces rêves continuait à la hanter. Après un instant le prêtre se retourna vers elle. Il vit son visage fermé, ce masque indéchiffrable seulement trahit par son doux regard doré qui laissait entrevoir le doute et la préoccupation qui l'animait.
— Ne te méprends pas, déclara-t-il, un faible sourire qui se voulait réconfortant naissant peu à peu sur ses lèvres,
que tu aies retardé ton départ me réjouit plus que je ne saurais le dire même si j’aurais préféré que ce soit en d’autres circonstances. Après ces deux ans passés parmi nous, tu es comme l’une des nôtres et il ne me tarde pas de te voir nous quitter. Et je ne doute pas un instant que ce sentiment soit partagé…— La déesse me guide mais cette vie n’est pas ce qu’elle a décidé pour moi, répondit calmement la jeune femme avec une pointe de regret.
— Oui, en effet, peu de mages rejoignent les Ordres. Ils sont élus, choisis pour avoir un impact sur le monde, pour guider l’humanité suivant les préceptes de leur déesse. Rester ici, au beau milieu du désert, ne permet d’offrir qu’une assistance limitée. Et tu es un excellent médecin, il serait égoïste de notre part de priver la population d'Eileen de ce talent, n'est-ce pas ?Le sourire du prêtre s'élargit provoquant une réponse presque immédiate chez la jeune femme. Un léger sourire apparut à son tour sur son visage qui s'adoucit. Cette reconnaissance et ces louages venant de l'un des plus grands médecins de l'Ordre des Phénix étaient un véritable honneur dont elle espérait continuer à se montrer à la hauteur.
— Sache en tous cas que tu seras toujours la bienvenue ici et si jamais tu…Il s’interrompit soudain car au loin, des hurlements avaient retenti. Alors que les cris se faisaient de plus en plus proches et de plus en plus nombreux, le visage de marbre de la mage se fit encore plus pale et son sang se glaça dans ses veines comme si elle avait frappé d’un sortilège d’Eris.
— Ils sont là, dit-elle simplement d’une voix blanche en attrapant son bâton à deux mains.
Prêtres et novices commencèrent à courir de partout autour d’eux, fuyant des attaquants qui pénétraient désormais dans le temple en masse, entièrement vêtus de noir et portant de sombres masques. Certains étaient visiblement des mercenaires, des assassins munis de sabres courbes, les autres portaient de longues robes de mage ou des bâtons qui indiquaient leur nature : des Rejetés.
Dans une courte prière, le cœur battant à tout rompre, Thalia implora l’aide et la bienveillance de Freya tout en levant son bâton, prête à se défendre, lorsqu’une main agrippa fermement son poignet. Elle se retourna vivement, sa longue chevelure de feu virevoltant autour d’elle, pour faire face au prêtre qui ne tarda pas à la tirer pour l’entraîner à sa suite.
— C’est inutile, seule tu ne pourras rien faire. Viens, je sais après quoi ils sont et la chose que Freya t’a demandé de protéger, suis-moi, il n’y a pas de temps à perdre.Un vacarme assourdissant résonnait à présent sous le Dôme. Éclairs, flèches et boules de feu fusaient dans tous les sens. Les odeurs de camphre et de cire de bougie étaient peu à peu remplacées par celles de la fumée, du sang et de la chair brûlée.
Alors que tous se précipitaient dans des cris vers une des sorties pour fuir, le prêtre conduisit la jeune mage plus loin dans le temple puis dans les souterrains de celui-ci, des labyrinthes de grottes où nul ne mettait les pieds hormis les gardiens désignés.
La salle dans laquelle ils pénétrèrent enfin était entièrement plongée dans l’ombre. Thalia souffla sur son bâton, les inscriptions à son bout émettant alors une faible lueur blanche suffisante pour leur permettre de se repérer dans l’obscurité des lieux mais pas assez prononcée pour alerter quelqu’un de leur présence.
Au fond de la pièce se trouvait une jarre posée sur une natte et c’est vers celle-ci que le vieil homme se dirigea. Il l’écarta, retira la natte et après avoir fouillé quelques instants dans des trous creusés à même la roche, le vieil homme en sorti un petit coffret en bois d’une facture banale et sans réel signe distinctif. Il l’ouvrit et en sortit son contenu, entouré d’une étoffe.
— Ceci, protège-le avec ta vie, en attrapant la main de la jeune femme et lui remettant le précieux contenu.
— Est-ce… ?— Oui, le coupa-t-il
c’est bien la pierre que tu as vu dans ton rêve.
Le prêtre écarta doucement l’étoffe, laissant entrevoir une pierre polie qui brillait d’une vive lueur bleutée.
— La Pierre des Larmes, un des artefacts de magie les plus puissants apportés sur Tharaé par Eris. Peu utile entre les mains d’un mage de Freya mais destructrice entre les mains d’un embrassé de la déesse de la Lune et encore plus entre celles d’un Rejeté.— Je suis désolé de t’avoir induit en erreur Thalia mais je n’avais pas le choix. Même au sein de notre Ordre il s’agit d’un des secrets les mieux gardés. Je ne peux qu’imaginer ce qui se passerait si cette pierre tombait entre de mauvaises mains et bien que l’idée me répugne de te laisser une telle charge, il n’y a pas d’autre choix, tu es la seule à pouvoir la protéger.Des clameurs se firent entendre, indiquant que les Rejetés se trouvaient à présent dans les souterrains et ne tarderaient pas à les trouver.
— Apporte-la à la Grande Prêtresse, au Saint Temple, reprit-il fermant ses mains sur la pierre au creux de celle de la mage,
elle saura où la mettre en sécurité. Pour t’échapper, prends donc ce tunnel. Au bout se trouve une sortie vers les montages, personne ne pourra te suivre car le passage est trop étroit pour que je puisse moi-même l’emprunter. Tu pourras ainsi quitter le temple en sécurité et de là il te suffira de continuer vers le nord, jusqu’à la frontière.Les bruits de pas précipités se faisaient de plus en plus proches.
— Va sans tarder mon enfant, termina-t-il en la poussant vers la sortie,
et que la déesse te protège.À peine s’échappait-elle par le tunnel que des hommes armés avaient pénétré dans la pièce dans laquelle se trouvait encore le prêtre. Une voix terrifiante s’élevait alors et même sans le voir, Thalia pouvait deviner qu’il s’agissait d’un Rejeté consumait par une magie sombre et pervertie.
— Où… est la pierre ?— Vous ne la trouverez jamais.Un cri déchirant s’éleva au loin.
« Adieu Caelus… », pensa Thalia avec une prière pour son âme, les larmes aux yeux, le cœur serré. Elle avait en effet compris que le vieil homme n’avait pu échapper à une fin tragique et qu’il s’agissait des derniers instants. Cela lui fut confirmé par l'ordre qui suivit, lancé par la voix déshumanisée du mage noir.
— Par ici !Heureusement lorsqu’il lança cet ordre, la jeune femme avait déjà atteint l’étroit passage dans lequel elle s’était glissée sans tarder, rampant dans ce boyau naturel creusé dans la roche. Le cœur au bord des lèvres, le souffle court, elle avançait à tâtons, les yeux fermés et concentrée sur les prières qu’elle adressait à la déesse pour sauver tous les pauvres gens qu’elle n’avait pu protéger et lui donner la force de mener à bien sa tâche.
Des cris de frustration se firent bientôt entendre à l’entrée du passage suivis d’un violent souffle dont Thalia se protégea juste à temps à l’aide d’un sort lui servant de bouclier. Malheureusement elle ne put qu’en partie protéger ses pieds et laissa échapper un gémissement de douleur lorsque ceux-ci se trouvèrent en partie brûlés par l’étrange feu bleu du sorcier.
Son bâton d’une main, la pierre de l’autre, la jeune femme continua néanmoins sa progression sans tarder et aussi vite qu’elle le pouvait, malgré la douleur lancinante provoquée par ses brûlures et l’odeur du cuir brûlé de ses bottes qui collait à sa peau.
Bientôt elle n’entendit plus les cris, aucun son ne réussissant à percer cette barrière de pierre alors qu’elle s’enfonçait toujours plus loin dans les boyaux de la terre. Pourtant l’horreur dont elle avait été témoin était toujours présente derrière ses yeux clos et les hurlements de terreur et de douleur des habitants du temple résonnaient pourtant encore dans ses oreilles.
~*~
Du haut des sèches collines de l’est où rien ne pousse que la sauge, l’herbe à fourrage en bouquets épars, et les plantes du désert, tout paraissait étrangement calme. De loin, le toit d’or du temple clignotait et scintillait dans les dernières lueurs du soleil comme un grain de mica dans une corniche rocheuse, comme un hommage à Sa Puissance et à Sa Lumière.
Seul signe que le mal avait bien pénétrée l’enceinte sacrée, que le temple avait été souillé et l’autel profané, une fumée s’élevant de la porte d’entrée. Le feu sacré s’était éteint. Et bien qu’elle pria pour qu’il y ait des survivants à ce massacre, elle douta qu’il n’en eut aucun.
Le soleil était à présent bas derrière les montagnes qui se dressaient à l’ouest, mais ses dernières lueurs emplissaient le ciel et la terre : un ciel de printemps, immense et clair, une terre aride et dorée parcourue de montagnes et de larges vallées. Le vent était tombé. Il faisait froid, et le silence était absolu. Rien ne bougeait.
Alors qu’elle ne s’était jamais sentie seule une seule fois dans sa vie, toujours accompagnée de la déesse, ce soir-là la solitude lui pesa terriblement. Le massacre s’était produit, exactement comme lui avait montré la déesse dans ses rêves. Mais pourquoi n’avait-elle pas réussi à le stopper ? Où avait-elle échoué ? Freya savait-elle déjà que rien ne pouvait arrêter ce terrible événement ?
Cette prise de conscience sembla avoir raison d’elle et privée de force, les jambes coupées, elle s’assit sur une pierre crayeuse. Les feuilles des buissons de sauge proches étaient sèches et grises, et les tiges desséchées des minuscules herbes du désert lui picotèrent la main. L’immense clarté silencieuse et magnifique de la tombée de la nuit baignait chaque brindille, chaque feuille et chaque tige flétrie, sur ces collines arides et pelées.
À la fois tant de beauté et tant d’horreur se mêlaient dans ce monde... Les dieux étaient bien cruels et quelquefois leur bénédiction semblait peser bien lourdement sur leurs élus. Mais tel était leur sort, tel était leur devoir ; servir les divins en agissant comme des protecteurs de ce monde. Et désormais sa mission était de le protéger des immenses pouvoirs de cette pierre qu’elle tenait dans le creux de sa main.
✻ Parchemins : 150
✻ Pièces d'or : 300
✻ Localisation : Quelque part à Loxy